01. Son enfance s’est déroulée paisiblement, Amaya étant une gamine pleine de vie. Toujours le sourire aux lèvres, elle mordait dans la vie à pleine dents. L’enfant était vivre d’esprit, apprenait rapidement. Rien ne pouvait laisser présager que la suite des choses serait difficile. Ses parents s’enchantaient de la voir ainsi évoluer en une jeune adolescente brillante. Sa famille appartient à la classe sociale moyenne-élevée, et Amaya fréquente les meilleures écoles publiques de Seattle.
02. Elle n’a que quatorze ans lorsque sa mère la prend à part pour lui expliquer une chose terrible. Son père est malade. Gravement. Un cancer des poumons. S’en suit des mois terribles, et l’adolescente pense souvent à tort qu’il s’agit là de la pire période de sa vie. En dehors de l’école, elle passe tout son temps à l’hôpital, à son chevet. Parce qu’il est son modèle, son confident, son meilleur ami. Parce qu’elle est terrorisée à l’idée de le perdre. Ses notes en souffrent, se détériorent. Par chance, ses professeurs lui trouvent des excuses, lui proposent de reprendre ses examens, de repousser les échéances pour ses papiers. Elle doit également s’occuper de sa mère, qui néglige ses tâches pour passer le plus de temps possible auprès de son époux. Elle grandit trop vite, Amaya. N’a plus l’insouciance propre aux jeunes années. La famille se met également à éprouver des difficultés financières, les assurances médicales ne couvrant pas tous les frais aberrants.
03. Trop prise par ses soucis, elle se rend trop tard qu’elle est victime de rumeurs à son sujet. Que la maladie de son père serait contagieuse. Que, si on l’approche de trop près, on risque d’en crever. Ses amis la délaissent, on se moque d’elle sur son passage. Les rares qui osent la défendre au départ se font si bien lyncher qu’ils en viennent à l’abandonner, eux aussi. Elle perçoit les murmures, entend les rires moqueurs. Et elle commence à se renfermer sur elle-même, n’ayant pas les outils pour se défendre. Elle n’ose même pas en parler à ses parents, considérant qu’ils ont assez de soucis. Elle est seule. Totalement seule.
04. La mort de son père est brutale. Amaya ne sait pas comment aborder son deuil, n’a personne vers qui se tourner. Elle souffre en silence, continue à s’occuper de sa mère. Elle fait les courses, tente de maintenir la maison propre, dort avec elle chaque soir. Elle se met à sécher les cours, parce qu’elle est épuisée des ragots à son sujet, des menaces qu’on lui fait. Ses notes chutent plus que jamais, et les professeurs n’arrivent plus à l’aider. On la prévient qu’elle risque de redoubler ses classes, mais la jeune femme n’y arrive plus.
05. Puis, Jessica s’immisce dans sa vie. Une fille de sa classe, l’une des
it-girls, qui commence à prendre sa défense face aux autres. Si elle a d’abord envie de l’envoyer au diable, ça lui fait du bien, de souffler un peu. Parce qu’elle est populaire, parce qu’elle semble avoir une certaine autorité sur ses pairs. Alors, peu à peu, elle lui fait confiance, elle se lie d’amitié avec Jessica. Lorsqu’elle l’invite à une soirée, elle accepte, histoire d’échapper à l’ambiance pénible de la maison. Elle réalise trop tard sa méprise. Sur place, aucune soirée organisée, mais plutôt un petit groupe d’adolescentes qu’elle connaît bien pour avoir été victime de leurs mauvaises blagues durant les derniers mois. Elles sont six, Jessica incluse.
06. Jessica est la première à la saisir par le bras, à la maintenir en place alors qu’elle subit des coups, des claques. Des insultes. On brûle des mégots de cigarette sur elle, on utilise des ciseaux pour couper sa peau et ses cheveux. On lui crache au visage. Elle perd toute notion du temps, il lui semble qu’une éternité s’écoule dans cet appartement minable. Elle tente de se défendre, les menacent de tout aller raconter à la police, espérant ainsi leur faire suffisamment peur pour qu’elles arrêtent leurs sévices. Ses mots ont l’effet inverse, et elles l’attachent à un meuble, avant de mettre le feu à l’appartement.
07. Le noir absolu. Pendant un mois, elle est plongée dans un coma artificiel, pour l’aider à récupérer de ses blessures. Elle se réveille, effrayée, confuse. Perdue. Et la douleur vient la happer de plein fouet. On lui raconte que c’est Jessica qui a appelé les pompiers, qui l’a sauvée. Elle se demande si on peut vraiment sauver quelqu’un lorsqu’on est responsable de la situation. Elle demande à se voir dans un miroir, on l’autorise à aller à la salle de bain. Et elle pleure en voyant les marques sur ses bras, ses jambes. Elle refuse de voir son dos, car elle peut sentir la peau raidie par les brûlures. Elle sent la douleur incandescente qui accompagne chaque mouvement. C’est instantané – elle se déteste. Elle en vient même à souhaiter avoir péri dans l’incendie.
08. Longtemps, Amaya aurait aimé ne jamais être venue au monde. Elle n’a jamais considéré attenter à sa vie, mais parfois, la lourdeur de celle-ci la fatigue. Elle aimerait disparaître, tout simplement. S’arracher à cette existence qu’elle n’a jamais demandée. Il y a bien eu quelques moments heureux sur sa route, mais ils ont été rares, souvent entachés par sa manie d’ajouter une pointe de pessimisme à tout. Parce qu’elle a peur du bonheur, la petite. A peur de croire en quelque chose qu’on pourrait aussitôt lui arracher.
09. Les années se sont écoulées, mais la jeune femme n’a jamais fait la paix avec cette histoire. Si les adolescentes responsables ont été renvoyées de l’école, mais n’ont jamais fait face à de lourdes conséquences. Amaya a décroché son diplôme de justesse, mais ne s’est pas intéressée à faire des études plus poussées. Sa mère était encore trop prise dans le passé, annihilée par son deuil, pour percevoir toute la détresse dont sa fille était victime. Alors Amaya, elle s’est mise à enchaîner les petits boulots, à économiser. Et, à ses dix-huit ans, elle a acheté un billet de train vers Portland. Besoin de se renouveler, de partir sur de nouvelles bases. Mais lorsque la prison dans laquelle on se trouve est dans notre propre tête, aucun endroit au monde ne vous permettra de vous épanouir.
10. À Portland, elle a d’abord enchaîné les petits boulots, mais elle ne se sentait jamais à sa place. Sans études avancées, elle trouvait surtout des boulots comme serveuse ou réceptionniste, mais vu sa personnalité renfermée, elle ne faisait jamais long feu. C’est lorsqu’elle entre au Wildflower’s shop qu’elle a l’impression de trouver sa place. La propriétaire la prend sous son aile, lui enseigne le métier de fleuriste. Depuis le temps, Amaya est devenue gérante des lieux. Composer des bouquets est pour elle une forme de méditation. Elle aime s’entourer de beauté, elle qui voit tant de laideur en elle et en l’humanité.
11. Amaya n’a jamais réussi à développer une relation amoureuse. Elle s’est parfois laissée tenter par quelques flirts, mais dès qu’il est temps de passer à l’acte, elle arrête tout. À deux reprises seulement, elle a failli aller jusqu’au bout. Mais dans la foulée des événements, ses partenaires ont pu voir son dos. Les deux ont eu une réaction similaire – horrifiés par la peau plissée et marquée, ils ont repoussé la jeune femme, ont inventé des excuses pour quitter son lit. Des cicatrices ajoutées, cette fois dans son âme. Elle refuse qu’on la voie, qu’on la touche.
12. Amaya est sans doute plongée dans une dépression profonde depuis de nombreuses années. Mais elle refuse de l’admettre, d’aller chercher l’aide nécessaire. Elle préfère se laisser guider par sa hargne, par son dégoût de l’humanité. Parce que c’est tellement plus facile d’être en colère que d’admettre à quel point elle souffre.
13. Rares sont les gens à réellement connaître la jeune femme. Parce qu’elle porte un masque depuis si longtemps que cette vision est pratiquement devenue sa réelle personnalité. Elle-même ne se reconnaît plus, ne sait plus qui elle est. Elle est confuse, dans sa propre tête, comme prisonnière d’un passé dont elle n’arrive pas à se libérer.
14. L’une des rares choses à la rendre heureuse est la photographie. Son appareil est sans doute sa plus précieuse possession, l’une des rares folies qu’elle s’est autorisé dans sa vie. Les seules fois où elle sort légèrement de sa coquille, c’est lorsqu’elle s’aventure pour rechercher des endroits à photographier. Derrière son objectif, il lui semble parfois effleurer l’illusion d’être invincible. Ses clichés sont jalousement conservés dans des boîtes, sans qu’elle ne les montre à qui que ce soit.
15. Jamais ses vêtements ne laissent paraître ses cicatrices. Même lorsqu’il fait très chaud à l’extérieur, elle porte toujours des manches longues. Elle refuse de fréquenter les plages ou la piscine. Elle ne boit pas, ne fume pas, ne consomme aucune drogue. Parce qu’elle a besoin d’être en parfait contrôle d’elle-même, en tout temps.